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23 novembre 2012La relative jeunesse de ce qu’on nomme les « nouveaux médias » (informatique, télécommunication, réseaux) les rend sujets à de nombreux discours et analyses, parfois radicalement opposés. Leur mention est souvent associée au mot « révolution » (une recherche google sort 306 000 résultats sur cette association) [NDLR : 306 000 résultats en 2011, et près de 3 millions en novembre 2012], quand ils ne sont pas, inversement, l’objet de propos diabolisants (Andrew Keen, 2008).
Ces discours d’accompagnement simplificateurs ou radicaux rendent plus ardue la perception de la véritable innovation qu’ils sous-tendent. Bref, chacun sent que des choses importantes sont en train de bouger, mais toute la difficulté est de savoir ce qui change vraiment. La démonstration de la nouveauté se réalise souvent par l’exemple, aboutissant parfois à des résultats paradoxaux. Par exemple, la naissance de sites de presse généralistes sur les médias informatisés, tels que Rue89 ou Backchich, a été suivie de nombreux éloges : nouveau modèle de production de l’information, nouveau mode de diffusion, nouvelle monétisation. Mais ces évolutions n’empêchent pas les médias traditionnels de perdurer, du moins avec le recul temporel dont nous disposons. Sommes-nous alors en présence d’une innovation réelle, si elle ne chasse pas l’ancienne ? Et comment interpréter le fait que pour poursuivre leur développement, Backchich et Rue89 aient fait l’expérience d’une version papier ? l’innovation de l’innovation serait donc de revenir à des formats plus traditionnels ?
D’autre part, c’est souvent en remontant vers le temps long des innovations, qui ne datent pas d’hier, que l’on comprend le mieux les ruptures, les hybridations et les transferts dont l’actualité médiatique est faite. La valeur expressive de l’idéogramme a trouvé une nouvelle vigueur grâce aux icônes qui peuplent nos écrans et contestent l’hégémonie alphabétique. La puissance de la liste, transformée par la recherche automatique de l’information, est au fondement du pouvoir des moteurs de recherche et des agrégateurs. La métamorphose constante des objets high tech, avec l’écran tactile, le texte manipulable, la liseuse feuilletable, traduit, après des années passées à rêver d’immatérialité, l’importance d’objets simples et tangibles comme la page, le cadre, la tablette.
Enfin, c’est souvent ailleurs qu’on ne pense que s’opèrent les transformations les plus significatives. Le monde des musées et celui des bibliothèques ont été longtemps partagés entre le désir de conquérir les réseaux, susceptibles de les ouvrir sur un espace sans limite, et la crainte de se voir concurrencés et désaffectés. Les musées réels allaient-ils être remplacés par des « expositions virtuelles ? », les salles de lecture tomber dans le trou noir de la « conversion numérique » ? On voit aujourd’hui que ce qui est en question, ce sont nos conceptions de la culture, nos usages des savoirs et surtout les principes et les autorités qui guident nos jugements.
En répondant à l’injonction qui leur est faite de démultiplier sans cesse leur présence sur le web, devenu de plus en plus « participatif » (en réalité ou en apparence) les institutions réexaminent insensiblement ce qui a justifié leur création.
Ouvrir des plates-formes contributives pour collecter des objets inédits, offrir des espaces de documentation personnalisés, répertorier les sujets d’intérêt des communautés par la « folksonomie », réaliser des visites « augmentées » autour des collections, les prolonger par des compléments individualisés et partageables : toutes ces innovations, qui ne se limitent d’ailleurs pas au monde numérique, sont autant de mises en question du rôle social des musées, sous la pression d’un marché industriel actif, mais aussi de nouvelles figures des pratiques culturelles.
Le manque relatif d’autorités dans le domaine des nouveaux médias, ainsi que d’indicateurs communément partagés de valorisation de ces innovations, participent pour beaucoup au flottement actuel. Mais ce dernier est également caractéristique d’un renouveau : la période actuelle ressemble d’une certaine manière à la Renaissance, du fait de la plus grande marge de manœuvre et des nouveaux outils qui sont à la disposition de la création.
Le prix Pulitzer 2010 est sans doute le meilleur symbole de cette période de transition : autorité absolue dans le domaine de la presse, il a été décerné au Seattle Times, journal américain de seconde zone en raison de son tirage à 210 000 exemplaires. Mais c’est surtout via son site internet qu’il a eu l’occasion de s’illustrer : son traitement en ligne, minute par minute, de l’affaire des meurtres de Lakewood, allié à une couverture extrêmement rigoureuse sur les lieux de l’événement, a ouvert la voie à une nouvelle forme de journalisme, reconnue par les pairs.
Nous ne savons pas aujourd’hui ce qui ressortira à long terme de ces évolutions qui procèdent souvent au coup par coup. Nous pouvons prévoir qu’elles ne laisseront indemnes ni les pouvoirs politiques, ni les autorités culturelles. Les souverains d’Alexandrie ont voulu collecter tous les livres du monde dans leur bibliothèque, mais, comme nous le rappelle l’historien français Christian Jacob, il en est sorti avant tout les formes de travail intellectuel dont les disciplines scientifiques sont nées.
C’est à la Renaissance, en pleine révolution de l’imprimerie, que selon son collègue anglais John Hale, le mot « Europe » entra dans le langage courant, doté d’un cadre de référence par les cartes et gravures qui concrétisaient une identité visuelle et culturelle. C’est lorsque la grande édition industrielle et l’alphabétisation de masse ont permis l’entreprise de la vulgarisation scientifique que l’idée de progrès s’est répandue puissamment dans ce continent.
Sans doute les motivations de ceux qui concourent à l’innovation médiatique sont-elles très hétérogènes et souvent confuses. Chacun de nous tâtonne. Mais à une certaine échelle, on peut être sûr que nous assistons à une redéfinition des systèmes de représentation de l’identité, du pouvoir et du savoir. Ce sont des réalités bien difficiles à prévoir et à contrôler, mais dont l’impact sera majeur sur l’évolution des économies et des sociétés. Entre lucidité et créativité, nous n’avons pas le choix, il faut essayer d’en prendre la mesure.
Article co-écrit par Yves Jeanneret, professeur au Celsa et chercheur au Gripic (Université Paris Sorbonne), responsable de la Chaire « Innovation dans la communication et les médias » et Alban Martin, co-fondateur du Social Media Club France, directeur des médias sociaux chez Orange et Maître de conférence associé au Celsa-Paris IV Sorbonne.